Il est assez difficile pour l'adolescent de voir se promener librement les reliquats macabres de ses deux soeurs, dont il est responsable des décès... A vrai dire, c'est un poids supplémentaire sur des épaules qui n'avaient pas besoin de ça.

♣ Chapitre I ` 1er Janvier 2010 , 1h45

« Enchaine les boissons, vas-y Dax, laisse l’alcool couler dans ta gorge, serre violemment tes doigts autour du verre que tu tiens, si fort que tu es sûr que tu vas réussir à le briser comme elle, elle te brise... Vas-y Dax, enquille, la Vodka ça brûle, ça pique, mais ça anesthésie, si tu en bois assez, tu oublieras pourquoi tu as mal... Tout le monde s’amuse, rigole, c’est le nouvel an, c’est le moment de faire la fête, d’oublier que les choses vont mal, c’est le moment d’être joyeux sur commande… »

Dax releva le nez, posant son verre vide sur la table, avalant difficilement une énième rasade d’alcool et scannant la foule du regard. Des gens, qui bougent, qui hurlent, chantent et dansent sans se soucier de leur état pathétique, de ce à quoi ils ressemblent, des conneries qu’ils sont entrain de faire. Sans se soucier surtout de ceux qui clairement ne sont pas dans le délire décadent qui semble avoir frappé la petite bourgade. Kye est accrochée au coup d’Antonin, ils se donnent en spectacle, comme d’habitude. Bien entendu, le grand blond est un peu à l’ouest, Dieu sait ce qu’il a dans le sang pour oublier qu’il y a un tout petit peu plus d’un an, son meilleur ami claquait sous ses yeux. Le décès de Gabriel… traumatisme violent pour tout le monde, surtout aux vues des conséquences. Mais ce n’est pas important, pas même pour Antonin, il tient une petite brune cadavérique et envoutante contre son torse, personne ne remarque qu’il n’est pas frais.

Décidément, les filles sombres et ténébreuses deviennent monnaie courante. Il y en a une autre, juste à côté de lui, elle le dévisage. Il est presque sûr qu’elle compte les verres qu’il enquille. Sage est là, elle n’a rien à foutre dans une fête pareille mais pourtant, posée sur une chaise, à regarder le monde évoluer, à dévisager les gens, elle est bien là, cette gosse de quatorze ans. Et elle fixe son grand-frère, celui qui est censé montrer l’exemple. Elle le regarde et se retient de critiquer alors qu’il fait volte-face, la darde d’un air mauvais puis esquisse un semblant de sourire pour s’excuser avant de remplir à nouveau son verre.

La troisième brune dans sa vie, dans son paysage, elle est collée à une sorte de junkie, un déchet qui, comme elle, aime trop faire la fête pour son propre bien. Il a ses mains posées sur elle, il la touche sa vergogne, la rapprochant de son corps sale… Pour un peu, Dax traverserai la pièce, bousculant les fêtards qui se trouvent sur son passage, virant tout le monde de sa route pour aller refaire le portrait du type qu’Eliott laisse approcher. Eliott… teigneuse, saleté de petite peste, manipulatrice née, poseuse finie qui se perd dans son propre rôle, du moins c’est l’idée qu’il en a. Il ne pense plus vraiment très clair et ce depuis un moment, magie des spiritueux. Il arrive encore à discerner deux ou trois choses : même défaite, déchirée au possible, elle reste splendide, attirante, vénéneuse et désirable… Et puis elle le laisse faire. Il regarde, par-dessus son verre. Dax observe, elle ne rechigne pas, elle ne lui arrache pas les yeux, elle sourit même, elle est satisfaite de ce qu’elle fait, de l’emprise qu’elle à sur ce type… Et lui, pauvre con, il se retrouve à regarder celle dont il est littéralement fou. Ils finiront dans une chambre à l’étage et rien qu’à l’idée, il pourrait hurler. C’est douloureux. Comme jamais.

Il croise les bras sur son torse, le visage fermé, le regard mauvais… Quand il y pense, ce gars n’est qu’une marionnette, il devrait s’en foutre. Sauf qu’il ne peut pas. Il a beau se faire manipuler, il passera la nuit dans les bras de la poupée sombre et ça le rend jaloux. Malade de jalousie, même. Jamais auparavant il n’avait été ainsi. Kye fait bien ce qu’elle veut, pareillement pour Teisha… Bien entendu, il protège Sage, mais c’est sa petite sœur et elle est trop jeune… Oui, il a viré deux ou trois imbéciles ce soir, ceux qui s’approchaient trop de la gamine, mais jamais il n’avait eut l’impression qu’on lui arrachait le cœur avec sadisme et entrain. C’est ce que la Liot était entrain de faire sans même le savoir. Et c’était justement pour ça qu’il était incapable de lui en vouloir : elle ne se doutait de rien, elle était sans doute convaincue jusqu’à la moelle qu’il la détestait de tout son être et elle le lui rendait bien. Sauf que ce n’était pas le cas. Cinq ans. Cinq années complètes à être complètement obsédé par cette fille à la peau trop pâle et aux cheveux trop sombres… Il s’était un jour perdu dans l’abysse claire et sans fond de son regard et même s’il se torturait à ne pas le montrer, il aurait damné son âme pour pouvoir goûter ne serait-ce qu’une fois à ses lèvres. Mais ça n’arriverait pas. Jamais… Il n’osait pas, il avait trop peur de se faire rejeter. Elle le repousserait et son monde s’effondrerait comme un château de cartes ridicule. Elle ne voulait pas de ce qu’il avait à offrir, elle se foutait des sentiments, elle était bien trop extrême pour avoir quelque chose à faire de lui. Trop égoïste, aussi surement. Eliott ne se souciait que d’elle-même, que de son plaisir personnel, de sa débauche. Les autres étaient des instruments, il l’avait appris en l’observant.

D’un trait, il termina son verre et serra les dents comme l’aurait fait un cadavre déjà froid depuis longtemps. Un coup le percuta dans l’estomac, lui tordant les boyaux. Elle venait de saisir sa main et ils filaient, quittant la pièce principale, allant surement se shooter et terminer dans la débâcle. C’était le coup de trop, il n’en pouvait plus. Le bruit, les gens, la foule qui hurlait, tout cela le rendait à présent malade. Il posa vivement son verre sur la table, fourrant sa main dans la poche de son jean et remontant ses clefs de voiture.

« Sage, va chercher Kye, on s’en va »

La petite arqua un sourcil mais ne posa pas de question, ayant bien comprit que quelque chose clochait. Elle revint quelques secondes plus tard avec une tornade brune, une vraie banshee.

« Tu te fous de moi, là, pas vrai ? Il est à peine deux heures… » Lâcha-t-elle, virulente et bien éméchée, ayant sans doute planifié de trainer ici jusqu’au matin.

« On rentre, Kye, c’est tout, c’est comme ça, Sage est crevée… » Répondit-il calmement, s’éloignant déjà de la table, vers la porte d’entrée, pour aller récupérer sa voiture. Il se fit stopper par sa sœur jumelle, elle avait saisit sa manche et le retenait.

« Non, tu ne vas pas me faire ce coup là, je sais très bien que tu ne t’occupes que de ton cul, là, faut pas non plus coller Sage partout, cette excuse devient trop vieille. Tu vas te détendre un peu et t’amuser parce que ça commence vraiment à être lourd et j’en… » Elle se tut en voyant son frère faire volte-face, en jaugeant l’expression mauvaise.

« Sage, passe devant, on arrive. Kye, tu me lâches et tu montes dans cette putain de voiture, on rentre » cracha-t-il entre ses dents alors qu’elle ouvrait ses doigts, laissant couler le tissu et libérant le jeune homme de l’étau… avant d’en créer un autre. Avant qu’il ne puisse se dérober, elle avait saisit entre ses mains fines son visage, scannant ses traits, plongeant dans ses yeux bleus.

« T’es complètement torché, donne moi les clés, je suis plus clean que toi, je vais conduire… » Déclara-t-elle doucement, commençant à comprendre qu’il allait sincèrement mal, qu’il ne cherchait pas à pourrir sa soirée et que ce n’était pas juste un cinéma minable de grand frère casse pieds.

« Rêve. Allez, t’as cinq minute pour planter Antonin, je t’attends. Mais bouge toi, ça pèle dehors, Sage va être malade… » Sans plus d’explications, gardant son masque sombre et impassible, il tourna les talons et s’en alla vers la porte principale, titubant violemment. L’alcool montait, doucement mais surement.

« Alors, Georgestone, on rend déjà les armes… décidément, les punks ne sont plus ce qu’ils étaient, tu n’tiens même pas 5 heures dans une fête et tu t’en vas en étant encore capable de tenir debout ? Petit joueur… » Il serra les dents, affichant un rictus de douleur. Dans son dos, la voix d’Eliott résonnait et résonnerait encore un moment. Elle referma la fenêtre qu’elle avait ouverte pour lui lancer une pique et retourna bien vite dans son cocon orgiaque, le laissant seul dans le froid et le noir. Magnifique métaphore… non, il ne tenait même pas cinq heures à la regarder s’abîmer dans les bras d’un autre… en revanche, cela faisait cinq ans qu’il encaissait.

Il entra dans la voiture, ignorant sa sœur qui était assise sur la banquette arrière et d’un geste brusque, il se pencha par-dessus le levier de vitesse pour aller attraper une flasque en métal recouverte de cuir qui se trouvait dans la boite à gant. Du gin… glacé à cause de la température ambiante. Il ouvrit le récipient et bu, sans se soucier de la brulure, sans se soucier du regard affolé de Sage qui lui transpercer la nuque… D’ici à ce que Kye arrive, il aurait terminé la bouteille. Il avait ensuite trente minutes de trajet pour arriver chez lui et aller se vautrer dans son lit, enquillant encore peut-être une ou deux rasades… Sauf que malgré tout ça, il n’arrivait pas à la chasser de son esprit, la jalousie, la torture qu’elle lui imposait ne partait pas.

♣ Chapitre II ` 1er Janvier 2010 , 3h30

Have you ever loved someone so much, you'd give an arm for?
Not the expression, no, literally give an arm for?
When they know they're your heart
And you know you were their armour
And you will destroy anyone who would try to harm 'her
But what happens when karma, turns right around and bites you?
And everything you stand for, turns on you to spite you?
What happens when you become the main source of their pain?

S’il y avait bien une chose qui surprenait Dax dans le lot formidable des facultés humaines, c’était cette capacité qu’avait un individu à dessoûler à vitesse grand V. quand un épisode traumatique se déroulait sous ses yeux. Ou en l’occurrence, quand il en était acteur.

Elle était loin la vodka, elles s’étaient enfuies les bières et de la même façon, il était presque sûr qu’il n’y avait aucune trace du gallon de Gin qu’il s’était enfilé dans son système. Il était clean, sobre… Lucide. Atrocement, horriblement lucide. Beaucoup trop pour pouvoir encaisser sans broncher tout ce qui se déroulait sur ses yeux. Il était assis mais pourtant, il avait l’impression qu’il allait tomber, se vautrer sur le goudron, sur l’asphalte et ne pas se relever. Il était persuadé que d’une seconde à l’autre, il allait s’effondrer, vidé de toute force et aller rejoindre le sang et les éclats de verre qui maculaient la chaussée. Devant lui, à quelques mètres, les pompiers s’agitaient, grouillaient comme de pathétiques fourmis tentant de sauver un monde déjà en proie à l’apocalypse. Quelque chose soufflait à l’adolescent qu’il venait de faire la plus grosse connerie de sa vie et que ça, personne ne pourrait le rattraper.

Il aurait dû avoir froid mais à vrai dire, il n’arrivait même plus à respirer, à détourner le regard ou simplement à cligner des yeux. Il était immobile et la douleur montait, le mal interne et virulent, la réalisation immonde de ce qu’il se passait. Il comprenait peu à peu que les mecs qui courraient devant lui n’étaient pas là pour sauver des vies. Non, ils étaient là pour remplir deux brancards et les envoyer à la morgue…

Sage.

Kye.

Et lui, pauvre con, abruti de gamin irresponsable et stupide, assis sur sa civière, ne sentant même pas qu’on arrachait de sa peau des copeaux de métal par dizaine, qu’on retirait de son dos le verre qui s’était incrusté dans sa chair quand il avait chuté en sortant du véhicule… La pauvre carcasse qui s’enroulait à présent autours d’une rambarde de sécurité, ce qui s’avérait être le corbillard de ses sœurs… Et lui, faucheuse fortuite… Il étouffa un sursaut de révulsion et, la bouche vaguement entrouverte par le choc, ignorant les sommations de celui qui le soignait, il se leva et s’approcha de ce qu’il restait de la vieille Ford. Quelqu’un chercha à l’entraver « Non, gamin, ce n’est pas une bonne idée ». Il n’écouta pas et repoussa le bras musculeux que le pompier avait placé en travers de son chemin, pour le stopper. Ce n’était tout simplement pas vrai, Sage et Kye devait être ailleurs, ce n’était pas la bonne voiture, ce n’était pas le sang de sa plus jeune sœur qui maculait la vitre et clairement, la silhouette éclatée contre le pare-brise, prenant un angle improbable et reposant là comme une vulgaire poupée accrochée par un joueur macabre ne pouvait être sa jumelle… Il aurait senti si on lui avait arraché Kye, il l’aurait… Il le sentait. Ce vide, cet abîme sans fond et digne du néant, du rien… Il se formait doucement alors que les lèvres du brun s’étiraient en un rictus de peine ultime.

« Non… ce n’est pas… non… »

Il ne pouvait pas détacher son regard de la scène qui se déroulait sous ses yeux devenus gris et où perlaient déjà des larmes.

« Gamin, viens, on va t’emmener aux urgences, tu as besoin de points de suture… ça va aller… »

Les mots n’avaient pas de sens, il aurait dû s’occuper des deux filles dans la voiture. Elles n’étaient pas mortes, c’était tout bonnement impossible, il entendait encore la voix pleine de reproches de Kye résonner dans son crâne, il sentait encore son regard inquiet sur elle. A vrai dire, les mots qu’il avait hurlés brûlaient encore ses lèvres à présent tuméfiées : « Ta gueule, putain, Kye. Non, je ne veux pas te dire ce qui ne va pas, fous moi la paix maintenant » et la suite, cette vitesse qu’il essaya de passer, son pied glissant sur l’embrayage, l’embardée… il avait roulé trop vite pour gérer quoi que ce soit et avant même qu’il n’ait pu prendre une respiration et jeter un regard à sa petite sœur, dans le rétroviseur centrale, la voiture avait….

« Oui, la voiture a terminé sa course sur une rambarde. Le gamin est saoul, les deux autres sont… oui, appeler le maire. Je m’en fous qu’il soit trois heures du mat… »

La chaleur de la collision le brulait encore, il pouvait sentir chaque pore de son être protester contre les mauvais traitements, se rebeller contre le rush d’adrénaline, contre la peur et la douleur soudaines. Il n’avait pas senti immédiatement l’arche de la portière perforer sa peau et faire couler son sang. Il ne s’en était rendu compte qu’en essayant de marcher, qu’en quittant sa voiture et en essayant d’ouvrir la portière arrière pour sortir Sage… Il avait vu le sang et ses genoux avaient flanchés, l’empêchant de bouger correctement. Il avait été contre la portière, les poings serrés quand les pompiers s’étaient enfin montrés, sans doute prévenus par les voisins, ceux qui avaient entendu le crash mais n’avait pas bougé… Qui aurait voulu s’approcher, de toute façon. Et lui qui répétait à sa cadette que ça allait, qu’il allait la sortir de la voiture, qu’il était désolé…

A nouveau, il sentit ses genoux lui faire défaut alors qu’un homme s’approchait de la carcasse froissée de la voiture avec une gigantesque pince destinée à couper le métal, à désincarcérer les deux corps… Il savait très bien ce que ça voulait dire, il pouvait entendre Antonin, dans le vieil atelier de la zone industrielle, murmurer que lorsqu’on sortait ça c’était que plus rien n’était à faire hormis donner de belles funérailles… Il eut soudain envie de vomir et il se pencha, se détournant en même temps de la scène. Le mélange immonde d’alcool et de bile passa ses lèvres alors qu’il étouffait un râle rauque, un râle de douleur, complainte de son dos meurtri.

« Doucement… doucement. Dax, c’est bien ça ? Ça va aller, on va te sortir de là et tout ira bien… »

On le traitait comme un petit garçon quand il venait faire une erreur digne d’un homme. On lui confiait Sage, on lui demandait de veiller sur elle et non content de l’emmener dans une fête qui n’était clairement pas faite pour une gosse de quatorze ans, il n’était pas foutu de la ramener en vie. Tout ça à cause d’une fille. Tout ça à cause d’une fille qu’il n’aurait jamais et qu’il était con d’aimer…. Eliott… Si seulement elle avait pu être là, pour l’étreindre… Il chassa cette image de son crâne, rageusement, viscéralement. Ça n’arriverait pas, jamais, elle ne voulait pas de lui. Il chérissait son image, sa personne tout entière et elle ne voulait pas de lui... Il eut envie de repousser violemment le pompier trop paternaliste, trop rassurant qui venait de lui barrer le torse d’un bras imposant pour le soutenir pendant qu’il vomissait. Il se retint cependant, conscient d’une chose : si on le lâchait, il s’écroulerait et ne se relèverait pas… Est-ce que cela valait la peine de se relever, seulement ? A sa droite, l’homme qui avait ordonné qu’on appelle le maire, Mr Georgestone peu importe l’heure, venait d’ouvrir la portière de son propre véhicule et décrochant la radio, il déclara sans ce soucier de l’adolescent :

« On va rentrer, il n’y a plus rien à faire pour ce soir. La seule consolation, c’est que le plus vieux s’en est sorti quasiment sans dommage et que les deux gamines n’ont surement pas eu le temps de souffrir… on nettoiera tout ça plus tard dans la journée, mes hommes vont rentrer là… »


*Dax fit un malaise quelques secondes plus tard, à bout de force et choqué. Il se réveilla d’un coma artificiel trois jours après l’accident, apprenant que ce n’était pas un mauvais rêve et qu’il avait bel et bien tué ses deux sœurs. Compte-tenu du statut de son père, il ne fut pas inculpé et la faute fut jeté sur l’entretient du véhicule, le rapport indique que les freins ont lâché et qu’il s’agit donc d’un regrettable concours de circonstances.*

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