De longs cheveux soyeux couleur chocolat tombent en cascade sur les épaules élégantes de la jeune femme, donnant un réel charme à son visage trop pâle meurtri par les larmes. Elle observe ce monde arriéré auquel elle n’appartient pas de ses grands yeux verts, toujours emplis d’une tristesse frappante. Elle dissimule ses prunelles sous une frange tombant artistiquement dans ses yeux, sans paraître se soucier de son apparence. Autrefois, un sourire sincère semblait tatoué sur son visage, désormais, ses traits sont figés en une expression mélancolique. Sa silhouette longiligne, sa démarche vacillante, voilà ce qui caractérise le plus la belle Sephy. Elle était séduisante, peut-être trop d’ailleurs ; mais le sombre destin qui est le sien semble avoir aspiré toute la joie de vivre qui habitait jadis ce corps, laissant derrière lui une enveloppe charnelle inerte, seulement animée par l’incompréhension et le désespoir. Ses sublimes courbes rappelant étrangement celles d’une poupée de porcelaine avaient attiré bien des représentant de la gente masculine, mais Sephy avait eu son lot d’expériences de côté-là. Elle ne voulait plus jamais se retrouver dans cette situation, plus jamais.


S’il y avait un défaut qui caractérisait le plus Sephy, c’était bien l’impatience. Elle ne voulait pas attendre, et perdre son temps était sa hantise. Non, elle n’était absolument pas patiente, plutôt du genre à tout prendre tout de suite, à attraper tout ce qu’on lui proposait : un sourire, un voyage, un compliment, une promesse, un baiser… N’importe quoi, même si elle découvrait plus tard que ce sourire était faux, que ce voyage était un chemin de ronces, que ce compliment était hypocrite, que cette promesse était une chimère, que ce baiser était volé ; peu importait. Elle voulait tenter, essayer, oser. Parce que pendant qu’elle hésitait, alors qu’elle pesait le pour et le contre, qu’elle analysait ; les secondes défilaient, et ne revenaient jamais.
Le temps file, le temps n’attend personne. Le temps guérit toutes les blessures. Tous autant que nous sommes nous voulons plus de temps. Du temps pour se relever, du temps pour grandir, du temps pour lâcher prise, pour oublier… On meurt chaque jour un peu plus. Je t’enlacerais, et tu t’en lasseras.


Il y a un avant et un après suivant toute expérience, qu’elle soit bonne ou mauvaise, concluante ou dénuée de sens. Tout change. Les mentalités, les envies, les rêves… Ainsi, les violences sexuelles sont à l'origine de graves conséquences sur la santé mentale et physique directement liées à l'installation de troubles psychotraumatiques sévères qui, s'ils ne sont pas pris en charge spécifiquement, peuvent se chroniciser et durer de nombreuses années, voire toute une vie. De toutes les maladies et horreurs qui existent sur cette Terre, savez laquelle est la plus dévastatrice, laquelle peut ruiner une vie, soumettre au suicide, ronger quelqu’un de l’intérieur ? Un traumatisme. Un traumatisme qui naît, se développe et se transforme. Un traumatisme qui s’installe, prenant peu à peu le dessus sur tout ce qui pouvait jadis construire l’équilibre d’une personne. Des souvenirs qui viennent vous hanter, vous détruire et finalement vous achever. Personne n’est maître de son destin.

C’était une nuit assez douce pour ce début d’automne, une nuit calme et sans étoiles. Et pourtant, cette nuit là, Sephy ne revint jamais. La jeune femme se rappelait avoir attendu, mais attendu quoi, elle ne parvenait pas à se souvenir. Elle était assise sur une colline qui surplombait la ville. D’ici, elle dominait le monde. Le village paraissait scintiller, les lumières dans les rues et aux alentours du port étaient toutes allumées, et leur reflet dans l’eau vacillait. Elle se souvenait de s’être émerveillée devant une telle beauté, elle se rappelait avoir eu envie de plonger dans les eaux noires du fleuve ; de se mêler elle aussi aux festivités, de l’autre côté de la rive. Tout semblait empli d’une poésie innommable, un parfum de liberté flottait dans l’air. Sephy se sentait légère, princesse d’un monde qui lui échappait. Alors, comme enivrée, poussée par son innocence de grand enfant elle s’était levée, et s’était mise à chanter en tournoyant. Elle dégageait tant de bonté, tant de candeur. Elle paraissait si douce, petite poupée de porcelaine qui avait été si facile à briser. Ensuite, elle s’était écroulée sur le sol en riant, puis avait fermé les yeux, enlacé ses genoux et rempli ses poumons de cet air si pur. La vie semblait lui sourire, elle paraissait enfin reine de sa destinée… Ses cheveux ondulaient sous les caprices du vent, et Sephy se sentait bien, merveilleusement bien. Désormais elle était confiante, rien ne pouvait plus lui arriver.

Ensuite, tout était allé très vite. A vrai dire, on ne lui avait pas laissé le temps de protester, ou d’esquisser un geste que trois hommes malodorants venaient de la bâillonner et de la coucher sur le sol. Elle ne comprenait pas ce qui se passait, et n’avait plus la force de se débattre. Elle aurait voulu crier, se dérober de ces démons, mais elle n’y arrivait pas. Des larmes de rage coulaient sur ses joues, et le plus âgé des trois entreprit de la déshabiller sauvagement, un flot d’injures noyé par les rires des deux autres sortant continuellement de sa bouche. Tout son corps était secoué de spasmes violents à présent, et l’homme pressa ses lèvres contre celles de Sephy, celle-ci pouvant humer une odeur de bière si forte qu’elle aurait vomi si les conditions avaient été différentes. Il approcha sa bouche de l’oreille de la jeune femme et susurra quelque chose : «Ne t’en fais pas, c’est un jeu que tu aimeras. » Les autres continuaient à rire bêtement, et la jeune femme gisait, désormais complètement nue sur la pelouse mouillée. L’esprit humain est sombre, et la noirceur d’âme des hommes qui l’avaient enlevée à sa réalité semblait sans pareille. Les engrenages d’un esprit malfaisant sont difficiles à déchiffrer, et même avec toute la volonté du monde, Sephy ne comprenait toujours pas. Même avec le recul, elle ne saisissait pas. Quelle sorte de malin plaisir pouvait-on prendre à agir de la sorte ? Quel ravissement malsain ces êtres pourtant composés de la même chair et du même sang qu’elle en avaient-ils tiré ? Avaient-ils été satisfaits ? Tant de questions auxquelles personne ne répondrait jamais, plus maintenant. Elle en était désormais sûre, ce démon avait capté l’étincelle de pure terreur dans les yeux de Sephy, juste avant qu’elle ne sombre dans un état second. La jeune femme, souillée, ne supportait plus la douleur. Les violences qu’on lui faisait subir étaient tellement terrorisantes, sidérantes, incompréhensibles, incohérentes et impensables qu'elles avaient pétrifié le psychisme de l’adolescente, de telle sorte que celui-ci ne pouvait plus jouer son rôle de modérateur de la réponse émotionnelle déclenchée par son cerveau. La réponse émotionnelle était alors montée en puissance sans rien pour l'arrêter et avait atteint un stade de stress dépassé qui représente un risque vital cardio-vasculaire et neurologique par "survoltage" ; imposant la mise en place par le cerveau de mécanismes de sauvegarde neurobiologiques exceptionnels sous la forme d'une disjonction.
C'est un court circuit qui isole l'amygdale cérébrale et qui permet d'éteindre la réponse émotionnelle. Cette disjonction se fait à l'aide de la libération par le cerveau de neuromédiateurs qui sont des drogues dures endogènes. Celles-ci entraînant une anesthésie émotionnelle et physique alors que les violences continuaient, une sensation d'irréalité, de déconnexion, de corps mort envahit l’adolescente. Sephy avait la désagréable impression de vivre la scène en spectateur, de regarder de loin son corps inerte détruit par la souffrance. Elle ne ressentait plus rien. Rien du tout. Sephy était devenue une automate ; elle était dévitalisée, déconnectée, anesthésiée, confuse ; une morte-vivante. Voilà ce que ces hommes avaient fait d’elle, ils lui avaient volé son innocence, sa joie de vivre, ils lui avaient volé son âme.

Il était une fois…
Toute les histoires commencent de la même manière ; finissent de la même manière.
...Ils eurent beaucoup d’enfants et vécurent heureux jusqu’à la fin des temps.
Ce genre d’histoires n’est là que pour nous permettre de rêver, de nous évader. Le monde n’est pas rose, mais noir, dur, et ingrat. Tout cela, je l’ai bien compris.

Ainsi, je ne suis plus qu'un ange déchu de ses ailes, on m'a arraché tout espoir de survie. J’aimais la vie. Je l'aimais jusqu'à l'implosion libératrice mais elle s’est jouée de moi, m’abandonnant ainsi à ce sombre destin. Ma bulle d'air a explosé il y a bien longtemps et je me noie désormais dans la dureté et la désobligeance, je coule, m'enfonçant jour après jour dans des profondeurs abyssales. Oui, toutes les histoires commencent de la même manière, finissent de la même manière : la mort n'est que l'issue fatale d'un des nombreux chapitres de notre histoire. De sombres dessins se jouent sous nos yeux sans qu'on puisse influer dans quoi que soit de leur déroulement. Que suis-je à présent ? A l'échelle du monde, que suis-je ? Un souffle d'air, c'est tout ce que je représente. J’aime la vie, toujours, inlassablement. On n'empêche pas quelqu'un d'aimer. Même quand la raison hurle que c'est courir à une perte certaine, on ne renie pas ses sentiments. Ou alors, on s'enfonce, et se crée des illusions. Toutefois, je ne sais plus ce que c’est que de vivre. J’ai l’impression d’observer mes actes en spectatrice, de ne plus être maîtresse de mon corps. Mon esprit est meurtri, ailleurs… J'aurais aimé n'être qu'une note de musique et flotter dans l'air. Alors, j'aurais été à la fois éternelle et éphémère, comme ces douces symphonies. J'aurais voulu être une clé de sol, qui marque le début de la mélopée, ou bien un la, libre comme l'air... J’ai beau m’époumoner, seul l’écho de ma propre voix me revient. Je ne vis plus, je survis.


Sephy était damnée. Déjà, elle sentait son corps flasque, chargé de souffrances s'affaisser, puis s'écrouler sur le sol glacé. Une goutte de sang perlait à son nez, et elle se sentait plus vivante que jamais. S’il fallait en arriver là pour retrouver la réalité des choses, alors elle l’acceptait. Elle contemplait ses doigts sales, souillés par la drogue tenter d'effacer les cicatrices zébrant son bras. Alors, elle s'abandonna à ses chimères, et même si cette image n’était qu’une illusion créée sous l’effet de cette poudre blanchâtre, ces quelques instants de répit lui apportaient la paix. Après tout, son existence même reposait sur des faux-semblants, alors, plus rien n’importait. Elle avait perdu la notion du vrai et faux depuis bien longtemps ; discernant à peine le mal du bien. Elle se détruisait à petits feux, lentement, mais elle était lasse de ces maux qui la consumaient. Du sang bien trop chaud s’écoulait des entailles profondes faites sur ses bras et ses jambes. Doucement, elle coulait, sombrait dans un autre monde…
Plic-ploc, j'arrive, ne t'en fais pas, ce n'est plus qu'une question de temps.