B E F O R E ;

Le rouge suintait sur les débris de lumière blanche, baignant la scène d’une légèreté feinte, libertine, qui déployait mes formes gourmandes à foison. En contrebas, les hommes vidaient leurs pintes l’œil alerte, tels une meute de loups affamés dans l’obscurité vulgaire. Je laissais glisser une main gantée de strass et de paillettes le long de mon corps svelte, à l’affût d’une métamorphose musicale, ivre de mon corps. Illuminée sous le feu des projecteurs, je souriais, fière de mon osmose, attrayante sous mon chapeau de plumes dorées. Elle était là, je le sentais, et le show n’en était que plus sensuel. Voilée par la pénombre, je distinguais sa silhouette élancée tel un guépard en quête d’une proie facile. J’aimais ses yeux sombres, son regard profond, son sourire d’artiste. J’aimais cette femme, et j’aimais tout autant lui donner du plaisir. Elle était là chaque soir à la même heure, et ces rendez vous quotidiens faisaient croître le désir lancinant, nourrissant en silence le feu qui m’animait. Nous nous passions de vaines paroles, de promesses inutiles, préférant à ces éclats d’âmes la simplicité d’un regard tendre. Je ne savais rien d’elle, sinon que nous étions faites pour l’amour. J’imagineais ses baisers, ses mains contre mon corps, la chaleur de son souffle sur ma nuque, et les courbes modelées qui gisaient sous sa robe.

La scène décrivit un mouvement circulaire et j’aperçu Jazz au premier rang, qui entamait son premier scotch – le premier d’une longue beuverie nocturne. Je lui lançai un regard empreint de dégoût. Je connaissais l’homme depuis que j’étais née, et son désir pour moi n’avait d’égal que l’amitié qui le liait à mon père. Il était mon parrain, celui qui avait été désigné pour guider mes pas dans le dédale titanesque de la vie, et pourtant, son amour pour moi n’avait rien de paternel. J’étais gênée par sa présence et instinctivement comme chaque soir, je me recroquevillais sur moi même, gagnant la sortie à pas de louve, fuite féline qui m’éloignait de lui et de son œil glauque. Je savais qu’il ne dirait rien à mon père pour mes exhibitions stellaires, trop content de mater mon cul gratos, et ce secret tabou me poussait au malaise. J’avais l’impression de trahir le cœur de l’homme qui m’avait donné vie. Sentiment abject, obsessionnel … Je gagnais les coulisses.

- Arrête un peu tes minauderies, tu aimes ça, qu’ils bandent sur tes seins !

Wayne, le patron du club, me reprochait souvent mon manque de professionnalisme, ces accès soudains de pudeur évincés par le plongeant de mon décolleté. Dans un sens, il avait raison, plus encore qu’il ne le croyait. Je ne dansais pas pour le fric, mais bel et bien pour cette sensation malsaine qui me berçait le corps et à laquelle j’étais accro jusqu’au bout des ongles. J’exhibais ma féminité naissante, mes formes onctueuses, encore fraîches, et j’aimais ce jeu macabre, cette impression de plénitude, de beauté feinte … J’avais envie qu’on me regarde, qu’on me jalouse, qu’on me désire … Je me sentais femme sous le regard de bêtes esclaves du serpent. J’étais l’ultime tentatrice. Sous les tentures rouge sang, je trouvais mon identité. La seule ombre au tableau demeurait mon père, et cet amour infini que je lui vouais nuit et jour. S’il avait su … Qu’aurait il pensé de moi, de sa petite sirène ? Lui qui avait toujours été pour moi un véritable modèle de droiture …

La loge somnolait d’un néon blafard. Je me rhabillais en silence, et j’essuyais le surplus de maquillage qui me grimait la face. Cette face immonde que je ne pouvais souffrir. En quelques instants, je redevenais la fille banale, celle qui n’attire point le regard, la petite femme aux cheveux gras. Immondice ! Abjecte réalité … Sans un regard en arrière, je fermai la porte à double tour, empochai mon fric d’un mouvement leste, et passai la porte de derrière, en direction du port. Je vivais seule avec mon père, sur le bateau de pêche qui lui servait d’outil de travail, de modeste demeure, et de bateau de croisière lorsque nous partions en vacances. Il était toute sa vie, ainsi que la mer était sa femme, l’océan son père défunt, son espoir déchu, et l’écume les rêves oubliés de ses vieux jours. Je ne connaissais pas ma mère, et cette absence de modèle féminin manquait cruellement à ma définition propre. Nous vivions tous les deux, peu bavards, mêlant nos émotions dans nos regards noirs. Je crois qu’il n’était pas heureux, qu’il faisait mine de rien, eternel insatisfait, poète solitaire vivant au gré du temps et des marées. Mon dieu ce que je l’aimais.

Ce soir là, je m’endormis contre lui sous les couvertures, les mêmes qui me piquaient les joues lorsque j’étais petite. Haut dans le ciel, la lune décuplait son empire, se mêlant aux étoiles pour un dernier adieu … Une nuit paisible … Une fuite de gaz … Et ce merveilleux flamboiement au dessus des eaux.

A F T E R ;

Lorsque je m’éveillais, j’étais assise au milieu de nulle part, et je ne sentais plus la douce chaleur de son corps robuste contre le mien, si frêle, si fragile. Un pressentiment, puis de nouveau l’épais brouillard qui masquait le décor alentours. J’étais endolorie, comme si j’avais dormi cent ans. J’évoluais dans une atmosphère bien différente de ce que j’avais connu jusqu’ici. Tout était blanc, onctueux comme de la crème, changeant, avec des reflets pailletés. Des millions de visages s’entrecoupaient dans ma torpeur. Je criai. Le monde sembla s’immobiliser quelques secondes, puis, l’espace temps bascula, ultime chaos de mon absolue perdition. La chute fut longue … Mais je fini par atterir, dans un choc brutal, sourd.

- Hé le cadavre … Débarrasse moi le plancher, je balaye !

Je me retournai, brutale, pour jauger l’homme qui avait oser me parler de la sorte. Un pervers, une brute déglinguée, un psychopate mysogine. Etait il sérieux ? L’homme vieux d’une cinquantaine d’années balayait le sol du cimetière jonché de feuilles mortes, livides. Il reprit son travail, sans un regard pour moi, comme si je n’existais plus. Croisant les bras contre ma poitrine, je le hélai d’une voix sourde …

- Hé l’animal … On peut dire que tu sais parler aux femmes toi ! Connard !

Il n’eut aucune réaction, continuant à balayer le sol pavé de pierres tombales, inlassable, monotone, irréel. Il me semblait lointain. Sans plus attendre, je pris la fuite en direction du village … Sur le chemin, je croisai Jazz qui me relooka de la tête aux pieds, d’un air que je ne lui connaissais pas encore. Pour la première fois, ses yeux ne criaient pas famine. C’était plutôt un regard étrange … Comme s’il venait de croiser un spectre. J’esquissai un sourire, ravie de ce changement opportun, et continuai ma route dans le dédale de ruelles sombres.

- Hé mais c'est Jezabel ! Bella ! Houhou Bella !

Je me retournai, ravie de trouver en cette petite fille, un rayon de clarté pour égayer ma journée. Elle pourrait certainement m'éclairer sur les évenements d'hier au soir, et je m'approchai d'elle, un sourire cloisonnant mes lèvres rosées. C'était la petite Lizzy, la fille adoptive du curé. Une brave fille, un peu gauche, un peu simple, mais toujours prête à courir la bonne augure.

- Lizzie, quel plaisir. J'ai un affreux mal de crâne.
- Ben c'est normal ... Ca fait toujours ça au début. Enfin, il paraît !
- Qu'est ce que tu raconte ma chérie. Qu'est ce qui fait toujours ça ?
- Ben de revenir d'entre les morts ...
- Attends tu veux dire que je ... Petite sotte, si tu te crois maligne ...
- Mais c'est vrai je ... L'incendie ...
- Je n'ai pas le temps de jouer ... Où est mon père Lizzie ?
- Je suis désolée ...

Je ne comprenais pas. Que voulait elle dire ? Où était mon père ? Pourquoi s'obstinaient ils tous ... Je voulais revoir ma princesse de cabaret, et mon poète disparu ... Je voulais vivre encore. Et dans mon coeur, je réfutai l'idée de mourir, forcenée. Je me sentais vivre ! Pourquoi devrais je mourir ? Pourquoi la Terre ne s'arrêtait elle pas de tourner ? Comment pouvaient ils rire encore ? Qui était à l'origine de cet incendie ? Je fondis en larmes, assaillie par la sombre vérité ... Ils allaient me le payer, tous ! Ils ne pouvaient rien contre moi, j'étais l'ultime puissance. J'étais l'incarnation de mon absolue souffrance, et j'avais besoin de libérer ce mal !

Découvrira t'elle l'identité du coupable ?
Comment réagira t'elle lorsqu'elle se rendra compte que son unique amour est rebutée par sa nature nouvelle ?